1995 > premiers cris, première bouffée d'air, premier baiser de ta mère, première larme de ton père. Tu arrives au monde, poupée métisse privilégiée de grandir dans une famille riche, ton père ambassadeur du Royaume-Uni au Vietnam, ta mère traductrice pour l'ambassade. Famille heureuse, unie dans les quartiers riches de la douce Hanoï et toi qui grandi paisiblement, petit oiseau gazouillant, bébé joyeux, enfant émerveillée d'un rien le regard fixé dans les nuages.
1999 > un bout de monde qui s'effondre. Maman est morte et tu es si petite, que tu ne comprends pas vraiment. Pourquoi elle ne revient pas, pourquoi le visage de papa est couvert de sel, larmes qui coulent doucement sur ta peau. Tu ne sais pas non plus pourquoi il faut laisser la maison, abandonner les jouets, la douceur des couvertures et la vieille Duyên qui s'occupait si bien de toi. Elle n'a pas le droit de venir dans la zone de quarantaine elle. Et tu ne comprends absolument rien, agneau apeuré dans les bras de cha.
2000 > tu te souviens t'être serrée contre ton père dans l'avion militaire. Il faisait froid et le bruit des moteurs t'assourdissait. Cramponnée, terrifiée. Vous rentriez "chez vous" . Rapatriés par le gouvernement d'un pays lointain dont tu ne connais rien. Tu ne voulais pas. Tu voudrais retrouver les rues d'Hanoï, inondées de soleil ou plongées sous la pluie. Et les bras de ta mère. Et l'odeur du fleuve rouge, pas celle de rouille et de sueur dans la carlingue qui vous transporte presque de l'autre côté de la Terre à Londres.
2008> les larmes ont séché pour un temps. Tu as retrouvé les chemins de l'école. Papa absent, occupé à s'impliquer dans le gouvernement de la zone de quarantaine. Il t'a offert tes premiers cours de danse, pour rester une jeune fille convenable malgré la situation. Un peu seule mais heureuse et en sécurité, tu redécouvres que la vie peut-être paisible. Tu t'épanouies, grandis, mature. Jusqu'au jour où la tête de ton père roule sur le sol de la place principale avec celles des autres membres du gouvernement de la zone. Tu découvres la réalité des mots comme "coup d'état", exécution, expulsion. Toi, qui avait toujours été protégée par ton statut d'enfant de membre du gouvernement, d'enfant de la petite bourgeoisie, tu te retrouvais complètement démunie, proie facile, fragile, vulnérable.  
void > tu aurais dû mourir. La faim, le froid, la violence. La maladie. Mais surtout, surtout, le vide dans ton estomac. Corps décharné, sale, tu t'étais traînée misérablement autour des enceintes de la zone de quarantaine. Un groupe de survivant qui était venu pillé ce qu'il pouvait rester dans les maisons abandonnées dans les alentours t'avait retrouvée après une semaine affaiblie et morte de peur, cachée sous un lit. Ils t'avaient nourrie, eux qui se préparait à partir pour l'Allemagne, pour gagner la zone de quarantaine. Long voyage et semblant d'espoir. Effrayée de rester seule, tu avais décidé de les suivre. Et plus tard, en y repensant, ô combien tu aurais préféré mourir dans cette chambre poussiéreuse. Livrés à eux-mêmes, abandonnés, exilés, pauvres en guenilles tu les avais vu se transformer. Quand la nourriture se faisait rare et que vos estomacs hurlaient famine. Quand la pluie trempaient vos vêtements et que le froid saisissait vos corps jusqu'à vos os. Ils étaient devenus bêtes sauvages et toi, toi tu étais morte-vivante pour ne plus sentir leurs crocs dans tes flancs, leurs haleines bestiales contre ton visage, leurs griffes s’enfonçant dans ta peau, yeux fixés au plafond cherchant dans les fissures les étoiles pour t’évader sur la lune. Tu ne pouvais plus oublier leurs visages qui te hantaient chaque nuit dans tes cauchemars. Tu rêvais de t'échapper, de leur échapper, mais pour aller où? Pour retrouver qui? Tu étais seule, si seule.
2010 > Tiergarten. Eden pour toi, miraculée. Une fois acceptée, tu avais couru pour les semer dans le flot des habitants, réfugiés, survivants. S'éloigner de la monstruosité, recommencer à vivre dans la lumière. L'adaptation avait été compliquée. Traumatisée, effrayée, tu avais oublié la douceur d'avoir un foyer, d'avoir assez à manger pour tout le monde, de ne plus être obligée de garder un œil ouvert la nuit. Et Donna, c'était elle qui t'avait aidé à reprendre confiance en toi. Une mama italienne, qui parlait trop fort en agitant les mains, parlant une langue que tu ne comprenais pas. Et toi, tu lui faisais tellement de peine, de souci, souris recroquevillée dans un coin du dortoir que vous partagiez. Doucement, elle t'avait apprivoisée. Elle te lisait le petit prince en italien en prenant une voix douce. Et d'autres étaient arrivées, lui faisant suite. Maddie l'irlandaise qui chantait si bien et Livia la portugaise qui pouvait préparer des plats merveilleux à partir de rien et Sofia l'autrichienne à l'air effrayant qui ne laissait personne lui marcher sur les pieds et toutes les autres. C'était ces femmes qui t'avaient permis de revivre. T'avaient aidé à sortir de la chambre. T'avaient aidé à danser à nouveau. Tes sœurs, tes mères, tes amies, ta famille.
2013 > ils t'avaient retrouvée. Ils t'avaient reconnue alors que tu profitais du soleil avec Maddie. Le monde s'était écroulé encore une fois sous tes pieds. Il fallait fuir, fuir, encore. Abandonner la famille. Abandonner le confort. N'avoir plus rien à perdre que ta propre vie. Alors tu as décidé de rejoindre la Pangée. Tout plutôt que de revivre un cauchemar éveillée.