Les Terres Blanches, point central de la Pangée. Bombay marchait le pas léger, le regard tourné vers ce qui l’entourait, la tête ailleurs. Elle portait sous le bras droit un petit sachet en kraft froissé où étaient soigneusement pliées de magnifiques petites culottes de soie destinées à ses pétales rosées. Elle tenait dans l’autre main, un bouquet de grosses pivoines mauves, ses fleurs préférées. Elle avait carrément craqué en passant à côté de la boutique, située dans la galerie marchande. Elle savait qu’elles iraient parfaitement dans son boudoir – bureau – de l’Abreuvoir.

L’idée de départ n’était certainement pas d’aller faire les magasins. Non, en premier lieu, elle avait eu l’intention de trainer aux abords de la couveuse pour tenter d’y trouver quelqu’un. Mais vous connaissez les femmes… Même en Pangée, elles n’ont pas changé. La maquerelle leva son regard vers le ciel, le soleil venait de commencer sa descente, nous étions en tout début de soirée, il ne fallait pas trop tarder. Entre son rôle de mac et sa fonction de gouverneuse au sein du clan, elle était souvent occupée et son emploi de temps trop chargé. Cela dit, elle ne s’en plaignait pas, ce qu’elle faisait lui plaisait énormément et elle n’aurait échangé sa place pour rien au monde. Bombay était seine et sauve, elle n’avait plus aucune chance d’attraper le Fléau, elle faisait partie d’une communauté où elle se sentait libre et heureuse, sa mère était toujours à ses côtés, elle prenait soin de ses pétales comme elle l’entendait et enfin, investie auprès des élégants, elle tentait de gonfler les rangs tout en gardant un œil sur leur intégrité. Seule ombre au tableau, son unique regret, ne pas avoir eu l’occasion, quand il était encore temps, de donner la vie. La nouvelle avait été la mauvaise surprise de son arrivée en Pangée, appris trop tard, quand elle essayait d’en avoir. Bien obligée de s’en accommoder, il lui arrivait encore d’en pleurer, cachée sous un oreiller.

Sortie de ses pensées, l’élégante se hâta de se poster à l’entrée de la couveuse afin d’accoster les personnes qui tentaient d’y pénétrer. Elle dû se heurter à des âmes peu charitables ou ignorantes, avant de trouver la personne qui réalisa son souhait. On lui indiqua le chemin pour se rendre dans un petit jardin non loin de là. En un rien de temps, elle pouvait voir au loin ce pour quoi elle était venue, une petite nouvelle, une jolie recrue, à la chevelure d’or et au visage d’ange. D’une voix douce, elle l’interpella. « Kyoto ? » La jeune fille réagit, signe que Bombay ne s’était pas trompée de demoiselle. « Je suis désolée de te prendre au dépourvu, mais je tenais absolument à te rencontrer. » dit-elle en lui souriant, les yeux brillants. Si la maquerelle désirait tant cette entrevue c’est qu’on lui avait parler de la faculté de la jeune fille aux allures de bébé. D’un regard rassurant, elle se présenta. « Je m’appelle Bombay, je suis gouverneure pour le clan des Elégants, je m’occupe du recrutement. Promis, je ne t’embête pas longtemps. » Bombay n’avait pas d’arrière-pensée, elle souhaitait simplement discuter.

Les journées défilent l'une après l'autre au sein de la Pangée. La plupart du temps, elles ne sont guère remplies, Kyoto étant bien trop souvent cantonnée à la Couveuse et aux Terres Blanches. Mais elle prend son mal en patience, deux semaines d'attente et elle pourra déambuler librement dans les ruelles de son choix, et surtout partir à sa recherche. Lui pour qui elle a traversé la Mer Ionienne séparant son pays natal de la Grèce. Lui pour qui elle a abandonné et tirer un trait sur son ancienne vie. Akira... À chaque pensée pour son frère, la gamine sent son cœur se resserrer dans sa poitrine. Cette anxiété augmente avec les jours qui passent et l'accumulation d'idées noires. Et s'il faisait partie de ces volontaires dont on n'a plus jamais entendus parler après être entré dans les laboratoires de Pangonium ? Optimiste de nature, elle reste cependant désemparée face à son inquiétude envers le bien-être de ses proches. Son seul exutoire pour relâcher la pression et éviter la crise d'angoisse est ce petit jardin non loin de ses quartiers. Étrangement, le lieu est guère peu fréquenté, surtout en fin de journée. Endroit idéal pour relâcher la pression, petit coin de paradis immaculé de la présence humaine.

Ce jour-là, Kyoto s'y était réfugié après une énième fausse piste, l'éloignant davantage de son frère. Assise sur un banc en acajou entourait de plantes vertes et de fleurs en tous genre, son regard était plongé sur le doux spectacle d'un couple de rossignols en train de barbotait dans un bassin à oiseaux. Un large sourire dessiné sur son visage de porcelaine, elle a l'impression que ces maux disparaissent à leur contact. Elle est si charmée par la scène, qu'elle n'entend ni ne voit la femme au papier kraft et au bouquet de pivoines qui s'approche d'elle. Malgré la douce mélopée qui sort de ses lèvres de satin, la gamine sursaute légèrement quand elle l'interpelle. Kyoto, elle a encore du mal à intégrer qu'il s'agit désormais de sa nouvelle identité. L'inconnue s'excuse de la déranger avant de faire part de son intérêt de la rencontrer. Prise au dépourvu, elle sent ses joues s'empourprer : elle n'était pas habituée à être le centre de l'attention. Tombée des masques lorsque la femme se présente comme la gouverneure des Élégants. Par réflexe, elle se lève de son banc et effectue le salut destiné aux personnes importantes qu'on lui a enseigné. Main sur le côté gauche de sa poitrine, petite révérence, elle se sent malgré la gentillesse de Bombay intimidée. Pourquoi une Élégante aussi imminente qu'elle voudrait faire sa connaissance ? Kyoto se sent soudainement honorer par cet intérêt, elle qui a toujours vouée une certaine admiration pour ce clan connu pour y accueillir les femmes les plus belles et les plus gracieuses, son idéal féminin. « B-bonjour. Vous ne m'embêter guère, le jardin est toujours plus appréciable avec de la compagnie je trouve. » Doux sourire à son encontre, encadré de chaque côté de joues rosies, elle invite avec sa main Bombay à s'asseoir avec elle sur le banc. « En quoi puis-je vous aider ? » Elle essaie de paraître confiante, mais elle ne peut s'empêcher d'être impressionnée par la belle jeune femme.

L’endroit était très charmant, tellement différent de ses quartiers et de tout ce qu’elle avait l’habitude de fréquenter. Légèrement caché, sans vis-à-vis, on avait l’impression que peu de gens venaient ici. Les Monarques devaient être bien trop occupés pour venir apprécier cet endroit de beauté. Un petit coin de verdure au milieu de l’agitation du centre de la ville, un refuge pour qui voulait s’isoler. Un petit chemin de pavés faisait le tour du jardin et des parterres de fleurs de toutes les couleurs avaient poussé ici et là. Il y avait des bancs pour rêvasser mais on pouvait tout aussi bien s’installer sous un des arbres ombragés. Ce qui plaisait le plus à Bombay, c’était cette douce odeur de fleurs, qui parfumait les environs. Bien contente d’avoir acheté des pivoines, elle se disait qu’elle emporterait un peu de ce joli décor dans le quartier le plus noir de la Pangée.

Petite Kyoto. Cette timidité, cette pureté. Pas étonnant qu’elle ait développé cette faculté – si ce qu’on disait sur son pouvoir était vrai. L’ingénue la salua selon le protocole. Bombay ne put s’empêcher d’avoir un sourire pincé, elle trouvait ce respect des usages superflu, ne se sentant pas le moins du monde supérieure à qui que ce soit. Elle n’allait cependant pas à l’encontre des lois établies ici, se gardant de partager son avis. En définitif, elle n’y accordait pas un grand intérêt. Elle-même avait du mal à s’en rappeler et à exécuter les salutations protocolaires. Elle sentait bien qu’elle impressionnait la poupée blonde, mais n’avait jamais compris ce genre d’effet qu’elle pouvait susciter. Était-ce dû à son rang ou à son clan ? Après des années à côtoyer les Elégants, elle avait certainement changé ; une démarche plus chaloupée, un regard plus passionné, une assurance plus accrue et un charisme plus assumé. Il fallait l’avouer, elle n’était pas mécontente des réactions qu’elle provoquait, bien souvent elle s’en amusait. « C’est gentil. » lui souffla-t-elle dans un sourire en grise de remerciement avant de prendre place sur le banc, à côté de Kyoto. Elle posa son sachet par terre et mit le bouquet de fleurs entre elles. « Et bien, peut-être que tu t’en es rendue compte mais on parle beaucoup de ta faculté depuis ton arrivée en Pangée. » Il est vrai que beaucoup de clan la souhaitaient dans leur rang. « Je voulais simplement me faire ma propre idée. » Kyoto n’était pas sans savoir qu’elle allait être courtiser par les différents clans avant de se prononcer sur sa décision. Bombay n’était pas venue pour s’assurer que la petite les choisisse. Son but n’était pas de gonfler à tout prix les rangs des Elégants, mais bien de trouver des âmes qui partageaient leur conception de la vie. « Et je te rassure tout de suite, en aucun cas, je ne veux t’influencer. » Elle marqua ses mots, la fixa avec intensité, c’était la vérité. L’élégante croisa les jambes, elle avait hâte d’en savoir plus à son sujet. Mais elle ne voulait pas trop la brusquer. Elle prit un ton plaintif. « J’imagine que ça ne doit pas être facile de ressentir les émotions des autres. » Bombay regarda au loin, s’imaginant avec ce pouvoir, il était déjà difficile de gérer ses émois alors y ajouter celles des autres… Sans compter que la jeune fille aux cheveux dorés avait l’air si frêle. Comment pouvait-elle le supporter ?

La cadre était vraiment idéal, petit refuge, petit bout de nature immaculé par l'urbanisme du Territoire Blanc, ce jardin était pour le moment l'endroit où Kyoto aimait le plus se rendre. La plupart du temps, elle était seule, lieu oublié des Monarques et des autres clans. De temps en temps, elle croisait quelques oisillons et des anciens de Pangée, mais c'était dans de rares occasions. Aujourd'hui, elle était accompagnée d'une charmante Élégante, mais ce n'était pas pour le décor qu'elle avait fait le déplacement, mais bien pour elle. Honorée mais tout de même gênée par cet intérêt soudain, la douce écoutait attentivement la femme. C'est vrai que depuis son arrivée, nombre de gens l'avaient approché pour en savoir plus sur elle et sa récente faculté. « Oui, j'ai remarqué les regards et les murmures sur mon passage. Mais je ne comprends pas pourquoi elle attire autant de curiosité, j'ai croisé des personnes avec des dons bien plus impressionnants. » Elle avait encore du mal à comprendre cette soudaine sollicitude, voyant plus son hyperempathie plus comme une malédiction qu'un don. Pouvoir lire dans les gens comme dans un livre ouvert, ressentir leurs émotions, c'était quelque chose qu'elle trouvait tellement tordu et impersonnel. D'une curiosité malsaine. Elle avait l'impression de leur voler une partie de leur être à chaque fois. Mais l'autre versant de son don, encore mystérieux et moins fréquent, celui d'insuffler d'autres émois lui semblait plus utile et bienfaiteur : panser les plaies et apporter de la joie de le malheur, si seulement elle pouvait l'utiliser selon sa volonté pour soulager les âmes en peine de la Pangée.

Plongeant son regard dans celui de Bombay, Kyoto lui sourit quand celle-ci lui fait part de son désir de ne pas vouloir l'influencer sur son choix à venir lors de sa prochaine répartition. Quand elle évoque les difficultés que doivent représenter sa faculté, la douce ne peut s'empêcher de fixer le sol, pensive. « Non, pas vraiment. Si je pouvais encore la contrôler... mais là je la subis : dès que ma peau rentre en contact avec quelqu'un le flot d'émotions commence. Et puis elle prend tout, toutes les émotions, même les plus profondes, sa voracité m'épuise. » Kyoto ne s'était jamais autant confiée, mais la belle Élégante dégageait une aura bienveillante et douce qui déliait plus facilement la langue de l'empathique. De plus, malgré l'intérêt qu'elle pouvait susciter, tout le monde semblait montrer plus d'attention à la portée et la force de son pouvoir plutôt que de l'impact que cela pouvait avoir sur elle. Bombay avait été la seule à s'inquiéter de son bien-être. Rien que pour cela, la douce ressentait beaucoup de sympathie pour elle. « Vous pensez qu'un jour je deviendrai plus forte qu'elle ? » Doux regard empli d'espoir, elle cherche le réconfort auprès de cette femme à qui tout semble réussir.

Le petit oisillon ne comprenait pas tout cet intérêt qu’on pouvait lui porter à elle ou à sa faculté. Cette petite ne se rendait pas compte de la puissance de son pouvoir. Et Bombay ne pouvait pas lui en vouloir. L’élégante sourit, elle baissa d’abord son regard sur ses genoux avant de le porter sur Kyoto. « Je n’ai pas ton pouvoir et pourtant je ressens toute l’humilité que tu portes en toi. » Elle devait être si intimidée, toutes ces nouveautés devaient être un réel envahissement dans sa vie, difficile à gérer : la faculté, les clans, la répartition, la nouvelle société qu’était la Pangée, tout ça n’avait rien à voir avec le monde d’avant. Les mondes d’avant : avec et sans le fléau. « Chaque pouvoir est unique et chacun à une perception différente des facultés qui l’entourent. Ce qui est sensationnel pour toi ne l’est pas forcement pour moi. Et puis, j’ai lu un jour une phrase que j’affectionne toujours autant : le tonnerre est impressionnant, mais c’est l’éclair qui est important. » Autrement dit, ce n’est pas ce qui fait parler le plus, qui représente un grand intérêt. Elle avait terminé sa phrase avec un petit clin d’œil en espérant que Kyoto ait compris le sens de ce qu’elle voulait dire. L’élégante ressentait de plus en plus de compassion pour la jeune femme qu’elle avait à côté d’elle, encore plus lorsqu’elle se confia sur les effets de sa faculté sur sa propre personne et qu’elle lui demanda si un jour, elle allait pouvoir dominer son pouvoir. Elle aurait voulu la consoler, la prendre dans ses bras et effacer ses craintes en un claquement de doigt. Malheureusement, ce n’était pas possible. « Un jour, oui, tu verras, tu auras un contrôle quasi-total de ta faculté. Mais il va falloir travailler durement pour y arriver. Ça va prendre du temps, surement quelques années. » souffla-t-elle pleine de miséricorde.

Bombay se tourna légèrement vers la douce Kyoto, croisant les jambes, s’accoudant sur le dossier du banc, prenant ses aises. Elle se demandait si elles n’auraient pas été plus confortablement installées dans l’herbe, près d’un arbre. « Je me demande si ta capacité fonctionne sur les animaux… » C’était une réflexion destinée à la petite blonde, mais aussi et surtout pour elle-même. Elle regarda autour d’elle, chercha l’un de ces petits oiseaux que Kyoto observait lorsqu’elle était venue la déranger. Là, voilà, il n’était pas loin, picorant à même le sol. Sensation de chaleur. Sentiment de se déchirer en deux. Bombay s’était dédoublée et son double s’était précipité pour attraper le volatile avant qu’il ne s’envole. Elle sourit à son propre clone, avant que ce dernier vienne déposer le moineau dans les mains de Kyoto. La vraie Bombay, qui n’avait pas bougé, prit la parole. « Tiens, essaye pour voir. Dis-moi ce que tu ressens. » Elle la laissa faire, l’observant d’un œil curieux mais ne put s’empêcher d’ajouter « Tu devrais te sentir plus sereine, les animaux n’ayant pas autant d’émotion que les Hommes. » Elle pouvait très bien se tromper et Kyoto pouvait très bien ne rien ressentir. Mais si c’était une manière d’apaiser la jeune fille, il fallait tenter.